Jean-Michel van Schouwburg // Orynx (21 novembre 2023)

C’est bien le troisième album de Daunik Lazro avec le contrebassiste Benjamin Duboc pour le label Dark Tree. Les deux premiers étaient concentrés sur l’improvisation libre sonore interactive. Ici au sax ténor et avec Mathieu Bec à la batterie ! Et comme le titre Standards Combustion le laisserait supposer, il ne s’agit pas de Standards « jazz » habituels, mais des reprises originales et assez fidèles à l’esprit de morceaux intemporels d’Albert Ayler (Ghosts et Mothers), de Steve Lacy (Deadline), de Wayne Shorter (Nefertiti) et de John Coltrane (Vigil et Love Supreme). Ces morceaux sont parsemés d’une composition de Daunik Lazro , Line Up for Lacy et de deux pièces signées Bec – Duboc – Lazro : R.Métégal et Tight Rope.
Ma réaction à propos des hommages à X, Y, Z que ce soit John Cage, Bill Evans, Monk ou Miles Davis etc… : l’artiste a-t-il quelque chose à exprimer lui – même, sa musique ? Ou est-ce un argument de vente, une facilité ou une œuvre de commande ? Il y a tellement de musiciennes et musiciens fantastiques et originaux à écouter et découvrir que bon …. Dans le cas précis de Daunik Lazro, un pionnier incontournable du free en France, artificier du sax alto et cracheur de feu peu commun, passé au sax baryton, il y a quelques motifs très justifiables parce que cette musique, Ayler, Lacy et Coltrane ont balisé et catalysé sa passion de toute une vie d’artiste, se battant contre vents et marées, au cœur de la tempête de la free-music. Et ses deux acolytes sont des allumés notoires.
Ghosts est joué fidèlement à la mélodie du thème et très chaleureusement avec ces harmoniques déchirantes proches de celles d’Albert Ayler, comme d’ailleurs peu le feraient. Mathieu Bec, approché au sujet de ce nouvel album, m’a déclaré s’être mis à jouer sur le champ, sans avoir pu faire la moindre recherche sur le morceau d’Ayler, dont les premières versions figurent sur les albums Spiritual Unity (ESP 1002 – juillet 1964) et Prophecy (ESP 3030 enregistré un mois plus tôt au Cellar Café). Il aurait été intéressant de tenir compte mentalement de la partie de batterie toutes en vagues sonores jouée par Sunny Murray et du rôle de la contrebasse de Gary Peacock et ses doigtés en zig zag si particuliers. Mais curieusement, si Mathieu joue spontanément free dans ce morceau (un peu comme Rashied Ali mais avec un moins fort volume), le batteur a utilisé certaines frappes semblables à celles de Sunny ! Leur Ghosts met ici les pendules à l’heure et l’auditeur directement sur orbite. En fait, l’intérêt est de jouer sincèrement cette musique comme elle doit l’être tout en l’adaptant spontanément à l’état d’esprit actuel, à la situation émotionnelle et le parcours de vie du musicien, à son expérience et son vécu. La sincérité, la reconnaissance et l’amour pour ces aînés qui nous ont tout donné sans jamais rien calculer, sauf pour ajuster leurs possibilités sonores et musicales et la technique intimement personnelle de leur instrument à leur message esthétique et leur rage de vivre.
Et cette session est bien révélatrice à ce sujet. Il suffit d’entendre comment est rendu Nefertiti en mode free tout en énonçant le thème avec des accents et des suspensions proches de ceux du maître, suivi par une charmante envolée. Leur version de Deadline (composition jouée par Steve Lacy en solo, cfr le Live de 1975 publié par SAJ) décline bien des éléments et l’esprit de la musique de Lacy. Vigil : Mathieu démontre qu’il a un vif souvenir d’Elvin Jones jouant ce morceau au travers de détails dans ses frappes et roulements sur la caisse claire et le tom. De même, le chant de Lazro laisse s’échapper des volutes et imbrications de notes de ce morceau enregistré en duo par Coltrane et Elvin sur l’album Kulu Se Mama, que Daunik a écouté cent fois … La version de Love (Supreme) est jouée ici en rythmes libres et avec une sonorité et une intonation voisine (et imaginaire) de celles qu’adopterait un Jimmy Giuffre (« joue free »). Il s’agit de « relectures » vivantes, chargées d’émotion et sans esbrouffe : elles distillent des éléments essentiels de la musique de nos héros les plus chers, dans une autre réalité avec un autre vécu. Et dans les traces de ces morceaux de légende qui suintent de leurs réinterprétations émues, on découvre la moëlle, des intonations, des injonctions secrètes issues précisément d’ écoutes amoureuses, répétées, intensives et de très nombreuses tentatives passées d’avoir joué ces thèmes et improvisé en cherchant indéfiniment leur sens profond, la matière même de l’amour. Aussi une belle volonté de construction collective dans R.Métégal et le très court Tight Rope. Bref, un beau projet pour souligner les marques profondes que ces artistes disparus ont laissé dans notre âme et notre esprit.

 

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