Chronique par Joël Pagier dans ImproJazz (novembre-décembre 2011)
Dès les premières secondes, la musique est là, ratifiée d’une indubitable signature. Cette identité immédiate, qui devrait définir toute forme d’art et que l’on croise pourtant si rarement, s’impose à notre écoute avec d’autant plus d’évidence que nous sommes ici en présence d’un trio nouveau-né dont chaque membre ne vient sans doute pas d’acheter son premier instrument, mais qui vit bel et bien sa première rencontre. Ainsi ces cymbales glacées, obstinément rayées par je ne sais quel objet métallique, ne peuvent l’être que par Didier Lasserre qui démontre une nouvelle fois la singularité de sa pratique. Ce grondement sourd, arraché peut-être au cordier de la basse, nous renvoie aussitôt aux « Pièces pour contrebasse et tuyaux » de Benjamin Duboc. Ce souffle venteux venu de montagnes lointaines et qui s’enfle jusqu’à la déchirure du paysage porte, comme un tatouage indélébile, la marque brûlante de Daunik Lazro.

Un trio inédit à la maturité exemplaire, qui n’échange pas, comme on dit, quelques notes susceptibles de fixer un jour, dans un quelconque fichier, la fugacité de l’instant, mais œuvre de façon artisanale à la fabrication amoureuse d’un objet destiné à la pérennité de l’écoute. Les trois hommes sont entrés en studio pour faire un disque. C’est-à-dire qu’avec la complicité de Bertrand Gastaut, à l’origine du label Dark Tree dont « Pourtant les cimes des arbres » demeure, à l’heure actuelle, la première et unique référence, ils ont envisagé leurs rapports et l’esprit de leurs improvisations comme un triangle parfaitement équilatéral élaborant une forme de composition instantanée mais définitive, un ouvrage inscrit dans la durée, mais ne reposant sur aucune idée préconçue. La spontanéité des échanges ne souffre d’ailleurs jamais de cette volonté de construction puisque rien n’a été établi sur le plan des rythmes, des tonalités ni des harmonies et que les vibrations animant les instruments obéissent toujours à la seule loi de l’instant tel qu’il est ressenti par  chacun et circule entre tous. De fait, ce qui lie les trois musiciens dans cette esthétique collective maîtrisée de haute main relèverait plutôt d’une poétique générale, voire d’une concentration commune focalisée sur les mêmes lignes d’une composition picturale autour de laquelle évolue librement l’imaginaire de chacun.

La charpente de l’album est si nette dans le mouvement des couleurs, des ambiances et des paysages, dans l’équilibre des prises de parole comme dans la perfection des focales successives isolant tel ou tel instrument qu’il semble presque possible d’en retrouver, à l’oreille, la partition originale qui, bien sûr, n’exista jamais, le tableau abstrait à partir duquel le trio put bâtir sa structure. Et pourtant, aucun des protagonistes n’a jamais su ni voulu faire abstraction de sa personnalité propre. Au jeu stupide du blindfold test, ces trois-là sont de véritables jokers identifiables en quelques sons, notamment dans l’esthétique qui est ici la leur, basée sur la lente oscillation entre la forme et le fond, l’évidence des textures et la singularité des voix, la puissance de la construction et l’imparable charge émotionnelle de l’expression… Sur ses chemins aux balises invisibles, le trio nous conduit sans peine de clairs-obscurs en fulgurances lumineuses, de calmes apparents en colères farouches, de magmas organiques en jaillissements de vie.

Un premier opus tombé de l’Arbre Sombre et qui augure, par sa réelle qualité, de bien belles floraisons…

 

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