Guy Sitruk // Jazz à Paris (May 10, 2021)

Dark Tree (Page Bandcamp) sort peu d’albums, mais ces derniers sont chaque fois salués. Ce label s’est spécialisé dans les musiques improvisées. Depuis 2015 cependant, sont publiés des enregistrements inédits du passé, dans la collection Roots Serie : voir en particulier le premier de la série : « No U Turn » de Bobby Bradford et John Carter 5tet, enregistré en 1975, avec déjà un certain Roberto Miranda à la basse.

Le concert eu lieu en 1985. Dolphy, Coltrane, Ayler étaient déjà partis. Demeuraient comme grandes figures initiales Ornette et Cecil (pardon pour les autres). On pouvait alors craindre la disparition du Free mais de nouvelles initiatives, dont celle de Sam Rivers avec les cinq « Wildflowers » enregistrés à New York en 1976, révélaient un lot de de nouveaux talents qui prouvaient le contraire et relançaient la dynamique.

Pour autant, les flamboyances du hard bop demeuraient vives. Il était donc fréquent que le Free se mâtine de Bop et que le curseur fluctue. De plus ici, la musique latino s’invite, probablement en raison de l’héritage culturel du leader, Roberto Miranda.

Dans ce nouveau Dark Tree, nous retrouvons trois des leaders de cette «Roots Serie», Bobby Bradford, John Carter et Horace Tapscott, ainsi qu’une autre figure de cette scène bouillonnante de Los Angeles, James Newton.

Et le résultat est débordant de sève.

Dans la première piste, « Platform for Freedom », Roberto Miranda (b) impulse un tempo d’enfer que chevauche hardiment Horace Tapscott (p). Ici pas de demie mesure. Le clavier ouvre d’une manière impérieuse, incisive, semant à foison des dissonances. Et c’est le boss. Un duo avec la batterie (Luis R Miranda Jr ?)  lui donne l’occasion de virevoltes, de nouvelles gambades amusées avant de laisser son compagnon face à lui-même et à sa panoplie de roulements.

Une voix non entendue depuis longtemps s’élève du pupitre des quatre vents, celle de la flûte de James Newton (fl), qui piaffait déjà dans les unissons et qui là se libère enfin. Une section rythmique en retrait mais terriblement efficace accompagnent cet envol souple, mélodieux, avec de subtiles nuances de timbres. Roberto Miranda, en hôte omniprésent, lui offre contrechants et assises rythmiques avant le retour du mini big band. C’était « Faith ».

Si cette formation compte quatre vents, elle dispose aussi de quatre (voire six) percussions. Ces dernières ouvrent la pièce suivante, « Agony in the Garden », sur un leitmotiv de quatre notes au piano et à la basse. Dans cette orgie de frappes à l’assise rythmique bien charpentée, les vents propulsent des geysers indépendants, libres, des efflorescences mingusiennes, desquelles surgit à nouveau James Newton avec ses circonvolutions, ses pépiements, ses amples survols des cimes. Les autres miaulent parfois, griffent, lacèrent l’espace mais l’oiseau est bien haut.

Les quatre vents se succèdent sur « Deborah Tasmin », un blues aux accents vaguement churchy, de la Great Black Music diraient certains. Un solo lyrique de Thom David Mason (as), un autre fouillant davantage les timbres de Bobby Bradford (cornet), un échange entre un David Bottenbley (eb) aux quasi riff crépitants et les percussions, puis un magnifique duo entre John Carter (cl) et James Newton (fl) sur une rythmique effervescente. Cela prend les allures d’une suite, d’une composition faisant penser à Mingus, à certaines de ses couleurs.

Roberto Miranda nous offre ensuite une longue improvisation de basse dont il aime faire résonner les cordes, le bois. Les cinq minutes de la pièce passent bien vite tant il varie les sollicitations de son instrument, tant il déploie son agilité et son talent mélodiste.

Après une introduction longue et trés travaillée, aux équilibres subtils, mettant en avant la trompette de Bobby Bradford, Horace Tapscott commence d’attiser les braises de ce feu d’artifice qu’est « Prayer », la pièce la plus longue et que Dark Tree propose en libre écoute, peut-être la pièce maîtresse de l’album. Plutôt que d’en parler, autant l’écouter

Bertrand Gastaut, le créateur du label Dark Tree, est un collectionneur. Il publie sur FaceBook des photos de cette époque héroïque où le langage actuel s’est forgé, des affiches et des affichettes qu’on n’appelait pas encore des flyers. De même, il nous fait profiter de ces musiques qui n’avaient pas encore été publiées, on se demande bien pourquoi. On s’aperçoit qu’au-delà de l’urgence de découvrir et de soutenir les créations d’aujourd’hui, il faut aussi se replonger dans ces cavernes aux trésors insensés, dans des archives qui risquent d’être oubliées. Et cet album est de ceux là. Il est flamboyant. Il rappelle que le jazz n’est pas limité à quelques figures clé et que nombre de créateurs d’alors étaient mû par le désir irrépressible d’ouvrir de nouvelles voies, de nouvelles brèches, sans renier leurs attaches. Il rappelle aussi que le jazz est une fête.

 

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